Le salaire de l'artiste
CH 2000 60'
Réalisation: Jacqueline Veuve, Laurent Veuve
Image: Milivoj Ivkovic, Willy Rohrbach
Son: Pierre-André Luthy, Algis Kaupas, Fred Kohler, Christophe Giovannoni
Montage: Loredana Cristelli, Edwige Ochsenbein
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De 1989 à 2000, Jacqueline Veuve suit avec Milivoj Ivkovic, caméraman, la vie mouvementée d'un jeune artiste-peintre vivant avec sa famille à New York, Laurent Veuve, son fils. A ces 11 ans de poursuites filmiques s'ajoutent des extraits d'un petit film sur Laurent à 7 ans en 1968, ainsi qu'une séquence réalisée à New York en 1986 par Pascal Chevalley pour la Télévision Suisse Romande.
Des réussites rapides suivies d'«échecs» mettent en cause son existence et conduisent l'artiste à réorienter son activité qui se poursuit actuellement en Suisse. Dans ce parcours, l'artiste devient progressivement co-réalisateur pour retourner enfin la caméra sur la cinéaste. C'est une «peinture» de l'environnement social de l'artiste et des personnes qui vivent avec ses tableaux.
Comment couper par l'art un cordon ombilical précieux
Par Gilbert Salem, 24 Heures
A quoi sert un paillasson? Généralement à s'essuyer les godasses pour ne point maculer de la boue de novembre le tapis en soie de Perse de tante Sylvia. Or, même s'il n'a pas plu en ville, on s'y frotte les semelles par automatisme, par instinct. Ou par intimidation envers la personne qui va nous accueillir. C'est devenu un rite ancestral, tant chez les Occidentaux que chez les Chinois. Les musulmans, eux, font plus fort. Ils se déchaussent, comme s'ils devaient entrer dans une mosquée. Ce n'est pas du tout du goût de tante Sylvia. Laurent Veuve, bientôt quadragénaire, a une considération romantique pour ces nattes et ces claies de paille qui sont négligeables à cause de leur fonction. Il les achète en série aux États-Unis, en Suisse allemande, puis il les peinturlure à sa façon, c'est-à-dire avec goût et humour. Ses bleus sont magnifiques, ses rouges et ses verts sculptent un cadre élémentaire. On y aperçoit même de l'or. Après quoi, il leur conférera une destinée murale à laquelle ces rectangles de barbes rêches ne s'attendaient pas. Ils avaient été fabriqués pour être piétinés, les voilà tableaux.
L'être humain se déteste souvent, comme on sait. Il se foule lui-même telle une carpette sale, il s'enduit de fange, de crottes de chien. Il se morfond, larmoie, devient subitement dépressif, après quoi la vie le rattrape et le relance au plus haut des nuages et des étoiles. Il en retombera étourdi de bonheur, tout épris d'une vie qui recommence. Même différemment.
Laurent Veuve est né en 1961 à Lausanne. Père et mère vivaient déjà, dans un très joli appartement de l'avenue Tissot, modern style. Mais le premier, grand technologue, était souvent absent. La seconde, l'excellente cinéaste romande Jacqueline Veuve, réputée surtout pour des films documentaires, était forcément plus en tournage qu'à la cuisine. Ce fut pour Laurent Veuve une période étrange où des filles au pair faisaient la loi entre le réfrigérateur, le garage, de la trottinette et la boîte à joujoux.
Et puis Laurent a un peu grandi. A 12 ans, il se rend à Boston avec ses parents et y retourne à 20 ans. Il y étudiera: School of the Museum of fine Arts, Medici Society, School of Visual Arts de New York. Un mauvais élève, mais rempli de promesses secrètes. Psychologie à l'Université de Genève, Beaux-Arts à Lausanne, retour à Boston, mariage à New York, deux enfants - des garçons prénommés Liam et Léopold. Un magasin de disques en vinyle qui marche miraculeusement. Au dessus de l'établissement, Laurent Veuve a un atelier, et il peint à la lumière d'Alechinsky, à celle d'un James Ensor qui lui fait aimer la foule humaine, alors que lui déprime. Qu'il se fourvoie en une solitude terrifiante.
Le revoilà dans son pays natal. Après une étape noire, creusée par la drogue et l'alcool, il réémerge, crée des oeuvres dédiées à sa propre renaissance, des miroirs picturaux, des croix suisses sur des tissus récupérés dans des poubelles de campagne. Il a un côté chiffonnier majestueux, de chineur intellectuel et délicat. Tant son exposition actuelle à la rue de Genève que le film qu'il vient de réaliser avec Jacqueline Veuve, sa mère, démontrent avec force et éclat le rapport particulier qu'il entretient avec lui-même. Après ne s'être point aimé longtemps, et douloureusement, l'homme finit par se redécouvrir. Donc par s'aimer quand même.Avoir une maman appelée Jacqueline Veuve, qu'à la fois on adore et qui nous écrase, aura été aussi une drôle de gageure. Entre soi et elle, le cordon ombilical est sacré, secret, Aucune envie de le trancher. Et puis cela doit se faire pourtant. Et cela s'est fait, entre Laurent et Jacqueline Veuve, grâce à ce film intitulé Le salaire de l'artiste.
Jacqueline Veuve est retournée à New York pour filmer la vie quotidienne de son fils, à Brooklyn, de 1989 à l'an 2000. Les séances ont été difficiles, cruelles quelquefois: notamment quand y voit le jeune artiste peintre détruire ses tableaux, afin de recommencer à zéro. Afin de plonger dans le chiffre zéro, dans le néant.Retour en Suisse, c'est-à-dire en une espèce d'hôpital. L'enfant mûrit enfin, se saisit de la caméra . maternelle, avec une sorte admirable de violence. Il se charge de la production du film. Il renverse les rôles. Il devient enfin indépendant, et l'amour de sa mère resplendit de tous ses .feux. Celui qu'il lui voue, lui-même, depuis toujours, se raffermit aussi, par une logique implacable. Il y a beaucoup de grandeur dans ce rituel, même tardif, de filiation.
On pleure, on tremble. On pense aussi à Liam et à Léopold, les deux garçons qui sont aux États-Unis; et que Laurent Veuve se réjouit de retrouver. Ils ont l'accent yankee. Ils ont un coeur européen.