Delphine Seyrig, portrait d'une comète
CH 2000 58'
Réalisation: Jacqueline Veuve
Image: Thomas Wüthrich, Yvan Koselka
Son: Michel Casang, Fred Kohler
Montage: Fernand Melgar
Musique:: Carlo d'Alessio
Quand je pense à elle, c'est comme s'il y avait un parfum d'un type tout à fait singulier qui rentrait dans la pièce et qui était elle. Elle n'est pas des mots, mais une impression olfactive.
Jean-Claude Carrière, scénariste
Delphine Seyrig, femme et comédienne hors du commun, est décédée le 15 octobre 1990. De L'ANNEE DERNIERE A MARIENBAD d'Alain Resnais à INDIA SONG de Marguerite Duras, elle a joué dans 34 films pour le cinéma, 13 films pour la télévision et 33 pièces de théâtre.
Jacqueline Veuve, cinéaste, amie de Delphine Seyrig, a voulu rompre le silence qui est tombé sur sa mémoire en réalisant un documentaire qui retrace avec émotion et subjectivité la vie de la comédienne mythique, de la féministe acharnée mais aussi de la simple amie.
C'est un sujet qui m'a hantée pendant plusieurs années. J'avais honte de voir que personne ne faisait rien. il n'y a même pas eu de rétrospective à la Cinémathèque française, rien! C'est effectivement un devoir de mémoire et d'amitié. Parallèlement à cela, j'ai revu des moments féministes que j'ai vécus, qui sont ma jeunesse, et j'ai retrouvé des documents extraordinaires sur elle. Lorsqu'elle parle d'avortement, lorsqu'elle manifeste, lorsqu'elle rencontre Simone de Beauvoir. Son rapport au public, aussi. Elle parle très bien de son métier, de ce que l'on est sur scène et de ce que l'on est en réalité, également du fait que dans la salle, elle avait toujours l'impression de jouer plus pour les femmes. Ses positions féministes lui ont fait du tort, mais après tout qu'est-ce qu'une carrière? Si elle n'avait pas été féministe, elle aurait probablement été plus connue. Elle a choisi, cela faisait également partie de sa vie. Il me fallait le montrer. C'est une comédienne, mais c'est aussi une féministe. On a tendance a oublier la situation de cette époque, où l'avortement était punissable, où les femmes étaient traitées comme des gamines. Tout cela s'entend très bien dans son discours. Comme le dit Claude Régy, "de Marienbad aux barricades, elle a cassé son image". Elle en a supporté les conséquences, mais c'était ce qu'elle voulait faire.
Jacqueline Veuve
Une voix inoubliable
Par Chloé Sullivan, TV8
Documentariste reconnue, Jacqueline Veuve était une amie de Delphine Seyrig. Dix ans après la mort de la comédienne, elle en brosse un magnifique portrait empreint d'une très grande émotion.
Lorsqu'on évoque Delphine Seyrig, ce qui vient d'abord en mémoire, c'est sa voix. Extrêmement sensuelle, le timbre voilé des fumeuses, la pointe d'accent bâlois avec, en fin de chaque phrase, cette légère montée qui précède la chute. «A l'image d'un vrai violoncelle. Une voix pas du tout sophistiquée, comme certains pouvaient le prétendre, mais sa propre manière de respirer», ainsi que le souligne le comédien Michael Lonsdale, devant la caméra de Jacqueline Veuve. Delphine Seyrig était la voix inoubliable d'India Song de Marguerite Duras, mais aussi le corps et cette incroyable présence dans L'année dernière à Marienbad d'Alain Resnais. «Une comédienne qui dégage un parfum de mystère, dans la lignée des Garbo, de ces quelques rares femmes qui ont marqué une époque», témoigne à son tour Freddy Buache.
Delphine Seyrig a joué dans trente-quatre films pour le cinéma, treize films pour la télévision et trente-trois pièces de théâtre. Elle a travaillé avec les plus grands réalisateurs, comme Luis Buñuel, François Truffaut, Joseph Losey, Jacques Demy. Pourtant, dix ans après sa mort le 16 octobre 1990 , aucune émission de télévision, aucun livre n'a été consacré à cette comédienne mythique. «C'est assez inexplicable. je crois que les gens l'adoraient ou la détestaient. Certains hommes avaient peur d'elle, elle était très engagée dans le féminisme et je pense que ça ne plaisait pas beaucoup.» Jacqueline Veuve a voulu réparer cette injustice en lui consacrant un documentaire. Une manière aussi, peut-être, de faire enfin ce film qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de tourner avec elle. «Nous étions amies, j'ai longtemps habité chez elle. En fait, nous avions pas mal de choses en commun, des racines, puisqu'elle était à moitié Suissesse, des exigences protestantes, beaucoup de rigueur dans le métier. Nous avions le même regard sur les gens et les choses, et puis, nous avons pas mal milité ensemble. La première fois que je suis allée la voir, c'était pour lui demander de travailler avec moi, sur une fiction que je n'ai pas pu réaliser, parce qu les producteurs ont fini par me dire qu'ils ne voulaient pas d'une féministe aussi virulente. J'ai failli tourner un autre film ave elle, mais elle était déjà très malade, c'était un an avant sa mort et le cancer la rongeait.»
Jacqueline Veuve a travaillé des mois pour réunir la documentation et les témoignage qui nourrissent son portrait. «La recherche s'est révélée assez compliquée; j'ai travaillé un peu avec France Culture, surtout avec la Radio suisse romande et la Radio belge. Peu à peu, j'ai découvert qu'il existait plusieurs documents, des interviews à la RTBF et à la Télévision flamande. Et puis, j'ai interrogé une bonne quinzaine de personnes, parmi ses proches et ceux qui l'avaient bien connue.» Au montage, la cinéaste a fait un choix. Résultat: ceux qui l'ont aimée sont au rendez-vous pour évoquer Delphine Seyrig avec émotion, parfois humour, mais toujours respect et admiration. On retrouve entre autres Jean Rochefort, qui avait partagé la scène avec elle, notamment dans La collection d'Harold Pinter; Claude Régy, un metteur en scène qui l'avait dirigée au Théâtre Antoine; le cinéaste William Klein, auteur de plusieurs films avec elle, dont Qui êtes-vous Polly Magoo? On voit même son fils, le musicien-compositeur Duncan Youngerman, parler de sa mère. Tous ces témoignages sont entrecoupés d'extraits de films et de pièces, de documents de famille où on la voit, dans son enfance, venir passer des vacances en Suisse, alors qu'elle vivait encore au Liban avec ses parents, et dans plusieurs émissions de télévision où elle ne cache pas ses opinions, clamant volontiers, par exemple: «Pour une femme, c'est plus traumatisant d'élever des enfants que d'avorter.»
Au-delà de l'hommage à la grande actrice et à la féministe acharnée, Jacqueline Veuve réussit à mieux faire connaître les facettes cachées de cette «comète» qui affirmait: «Tout ce que l'on veut de moi, je peux le devenir.» Un très grand et beau moment de télévision.